Apprendre à marcher ensemble http://baladetonchien.over-blog.com/article-apprendre-a-marcher-ensemble-88626896.htmlLa promenade comme expérience d’une relation co-construite entre l’homme et le chien
Nous vous présentons, sous la forme d’un article, le poster qui a été exposé dans le cadre du premier symposium d’éthologie vétérinaire organisé par la Société Européenne d’Ethologie Vétérinaire des Animaux Domestiques (SEEVAD).
Le contenu, rédigé par Stéphane Tinnes-Kraemer, n’engage que son auteur. Nous remercions Stéphanie Michenaud et Nathalie Perret du Cray qui se sont rendues à ce colloque pour afficher ce poster et contribuer ainsi à faire connaître les actions de l'association. Nos remerciements vont également à Valérie Gomez pour les photos qui ont permi d'illustrer cette présentation.
« La marche introduit à la sensation du monde, elle en est une expérience pleine laissant à l’homme l’initiative. Elle ne privilégie pas le seul regard, à la différence du train, de la voiture qui introduisent la passivité du corps et l’éloignement du monde. On marche pour rien, pour le plaisir de goûter le temps qui passe, faire un détour d’existence pour mieux se retrouver au bout du chemin, découvrir des lieux et des visages inconnus, élargir sa connaissance par corps d’un monde inépuisable de sens et de sensorialités ou simplement parce que la route est là. »
David LE BRETON, Eloge de la marche.
Notre projet associatif : favoriser la relation entre l'homme et le chien
La présence du chien dans notre société donne lieu à des observations et à des interprétations différentes selon le point de vue adopté. Animal souvent associé à la fidélité, le chien peut aussi être perçu et parfois même désigné comme un individu dangereux. Le Code rural a d’ailleurs été modifié dans ce sens au moment de la promulgation le 6 janvier 1999 de la loi n°99-5 relative aux animaux dangereux et errants et à la protection des animaux. Ce virage législatif est survenu dans les années 1990, en pleine médiatisation de ce que DIGARD [2004] nomme le « phénomène pittbull ». Mais au-delà de ce rappel historique et des contraintes légales qui en découlent, cet évènement est révélateur du changement de statut du chien dans notre société.
C’est dans ce contexte que les membres de l’association Balade Ton Chien (BTC) se sont regroupés en se donnant comme but de favoriser les relations entre l’homme et le chien. Cette communication propose de rendre compte de cette expérience associative où le chien est envisagé comme un acteur à part entière capable de participer à la construction de la relation avec les personnes présentes dans la situation. Il sera montré en particulier comment une simple promenade partagée entre des personnes et des chiens peut devenir le cadre d’une expérience participante où chacun apprend à se comprendre pour être ensemble.
Un questionnement suscité par la place du chien dans la famille et la société
Notre proximité de vie avec le chien familier ne se dément pas et nombreuses sont les personnes choisissant de cohabiter avec lui. D'ailleurs, si la population de chiens est en décroissance depuis quelques années, le sondage récent FACCO/TNS/ SOFRES 2010 révèle tout de même que 7,59 millions d'entre eux vivent dans une famille française. Cet engouement ne doit pourtant pas faire oublier que : « Après avoir vécu 10 000 ans avec des animaux, nous sommes en train de mettre en place un monde social dont ils seront exclus » [PORCHER, 2011, p. 127]. Le chien n'échappe pas à cette mise à l'écart. Les aboiements, les destructions, les morsures sont autant d'évènements qui peuvent conduire des propriétaires à envisager se séparer de leur chien.
Ces formes d'exclusion peuvent aussi s'exercer en dehors de la famille. On peut en repérer au moins deux qui découlent des mesures prises pour limiter les nuisances que le chien, en tant qu'espèce, représente aux yeux de certains citadins. La première forme d'exclusion est justifiée par l’impact économique de la présence animale dans les villes. Elle s'illustre par les contraintes limitant les lieux d'aisances des chiens. Souvent d'ailleurs elles s'accompagnent d'une obligation pour les propriétaires de ramasser les déjections de leur animal. La seconde forme d'exclusion est motivée par les mesures de protection à visée sanitaire. C'est le cas notamment des dispositions prises pour limiter les morsures dont la résonance médiatique dans les années 1990 a conduit à la promulgation d’une loi hiérarchisant la dangerosité d’un chien en fonction de son apparence physique [DIGARD, 1999]. Au final, comme l'écrit BLANC : « La vie organique de l'animal contribue à son rejet et aux maux qui lui sont attribués. [...] Vivre en ville revient à témoigner de sa capacité à adopter les règles d'hygiène et de maîtrise du corps. Or l'animal ne le peut pas, il doit donc être contraint dans le cadre des usages humains » [2000, p. 88-89].
Ce constat révèle les tensions existantes dans la relation que nous entretenons avec le chien. Aujourd'hui, nous lui reconnaissons légalement une sensibilité et nous lui prêtons volontiers une capacité à partager avec nous du sens autour d'une proximité affective. Dans le même temps, des mesures contraignantes sont mises en place qui a pour effet d'exclure le chien de notre vie sociale. Face à un tel paradoxe, on peut s'interroger :
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- Comment est-il envisageable de partager un quotidien avec cet animal que beaucoup choisissent d’accueillir, mais dont les règles de vie en société imposent le contrôle ?
- De quelle manière est-il possible de (re)découvrir cet individu si familier, mais dont le comportement se révèle parfois gênant, voire inquiétant ?
Les contours des réponses à ce questionnement pourraient contribuer à révéler l'importance de la présence du chien dans notre quotidien, et plus largement celle des animaux dans notre société. C'est dans ce sens que l'activité de promenade est envisagée par les membres de l'association. Il s'agit avant tout de permettre aux participants de vivre une situation où chacun va pouvoir apprendre de l'autre et ainsi faire l'expérience que « [...] vivre avec les animaux nous transforme. Les animaux nous éduquent et nous donnent des compétences dont nous nous pensions dépourvus » [PORCHER, 2011, p.127-128].
Une réflexion visant avant tout à présenter les réflexions et les actions d’une équipe
A la différence d'une étude scientifique aboutissant à la présentation de résultats de recherche, cette communication rend compte du projet développé par les membres de l'association dans le domaine de la relation avec le chien familier. Les résultats présentés visent à montrer comment une posture de praticien réflexif permet, d’une part, de donner du sens aux actions engagées et, d’autre part, d’aider à faire dialoguer les savoirs pratiques et les savoirs théoriques.
La réflexion proposée s’appuie sur les observations réalisées dans le cadre de nos activités, en particulier les promenades réunissant des personnes et des chiens. La vidéo et la photographie sont les principaux outils utilisés pour conserver la trace de ce vécu en situation.
Les interprétations proposées se fondent sur la déduction et l’inférence. Elles résultent d'un croisement entre l’expérience des promenades et des apports théoriques issus de lectures choisies pour la légitimité scientifique des résultats que leurs auteurs proposent. Notre formation en sciences humaines et sociales nous a conduit à privilégier ce domaine.
La participation à des balades dont l'un des effets peut-être l'apprentissage d'une relation partagée avec le chien
Reposant sur la théorie de l'apprentissage situé (situated learning), la grille de lecture proposée par BROUGERE [2009] permet de comprendre comment un apprentissage est possible dans le cadre d’une promenade en groupe. Cette forme d'apprentissage est issue de la pensée socio-constructiviste. Celle-ci postule que la construction de connaissances et le développement de compétences existent dans des situations réelles ou authentiques, c'est-à-dire des situations présentant un environnement social complexe. Cette forme d'apprentissage repose en partie sur la notion de participation. Car comme l'écrit BROUGERE : « C’est en participant que l’on apprend » [BROUGERE, 2009, p. 267].
C’est donc l’engagement à participer qui permet de comprendre comment des individus peuvent apprendre dans le contexte informel de la vie quotidienne. La promenade en groupe avec des chiens est l'une de ces occasions du quotidien où il est possible d'apprendre. Mais pour rester dans le cadre d'une situation informelle, encore faut-il parvenir à trouver le point d'équilibre évitant de basculer dans une activité visant explicitement l’apprentissage. Comme c'est le cas avec les structures proposant de
s "balades éducatives".
Y parvenir permet alors de montrer que d'autres logiques d'apprentissage existent. Mais la difficulté est d'appréhender ces manières différentes d'apprendre alors que nous sommes plus familiers de ce que nous avons connu en recevant un enseignement. Il en va d'ailleurs de même avec nos chiens pour lesquels la référence en termes d'apprentissage est souvent issue des terrains de dressage (éducation). Pourtant, comme l'explique BROUGERE :
« Elle [la théorie de la participation] permet [...] de comprendre comment le quotidien peut être un espace d'apprentissage puisqu'il est ouvert à la participation de tous par définition (et par opposition aux activités spécialisées ouvertes à certains seulem
ent » [2009, p. 278-279].
Et comme ce sociologue le précise :
« Derrière la participation, il y a [...] des groupes qui lui donnent sens et lui confèrent un cadre, groupe que les théoriciens de cette conception de l'apprentissage ont nommé " communauté de pratique ", renvoyant à la double dimension d'une relation à d'autres, dans le cadre d'un faire, d'une pratique, d'actions ou d'activités » [BROUGERE, 2009, p. 268].
La promenade peut donc aussi être un lieu d'apprentissage de la relation entre l’homme et le chien familier
Le chien familier partage depuis des milliers d’années la niche anthropologique du chien. De cette co-évolution résulte des transformations réciproquent reflétant la nécessité pour ces deux espèces de s’adapter l’une par rapport à l’autre [GUILLOT, 2009].
Dans le prolongement de cette grande histoire, une autre plus modeste existe, celle d’un quotidien partagé entre une famille humaine et son compagnon canin. Ces temps de vie partagés par ces deux espèces sont intéressants, car ils renferment les traces, le plus souvent non visibles, des apprentissages permettant de former ce que LESTEL [2003] nomme des « communautés hybrides ».
La promenade en groupe est l’un de ces moments du quotidien qui révèle ces apprentissages qui se font jour après jour et sans lesquels les humains et les chiens ne parviendraient pas à construire des relations. Les situations d’interactions sont des moments particulièrement révélateurs de cette aptitude à être et à faire ensemble. Un regard échangé, un contact physique ou encore le partage d’un morceau de bois sont autant de situations montrant les aptitudes mobilisées pour solliciter l’autre et interagir avec lui.
Un aspect également intéressant de la promenade en groupe repose sur l’absence de formalisation d’un apprentissage. En effet, cette activité est vécue sans qu’il y ait une intention de la part des personnes d’agir directement sur le chien pour orienter ses comportements.
En se promenant, l'attention que les personnes portent à leur chien est moins soutenue. Les participants cherchent moins à contrôler la situation. Il en résulte une plus grande liberté dans l'expression des comportements des chiens qui peuvent ainsi mieux s’adapter aux situations rencontrées et aux interactions avec leurs congénères. Les courses poursuites en sont une bonne illustration. Moins soumis à la pression menaçante des regards humains qui contrôlent, les chiens évoluent dans une ambiance légère qui augmente leurs possibilités d'actions. Ils ajustent plus finement leurs mouvements et leurs déplacements sont mieux orientés. Au final, la communication entre les chiens est de meilleure qualité, ce qui leur permet de mieux se comprendre. Et si un conflit survient, la situation s’apaise rapidement.
En guise de conclusion
La promenade en groupe se révèle être un moment privilégié pour découvrir les capacités des chiens à interagir ensemble dans une bonne entente. C'est aussi une opportunité pour des personnes d'enrichir leur expérience de contact avec cet animal. En se promenant,
chacun expérimente à son rythme une variété de situations permettant de mieux vivre son quotidien partagé avec un chien. Au final, une activité aussi simple qu'une balade montre qu'il suffit parfois de peu de chose pour permettre aux humains et aux chiens de se (trans)former mutuellement.
Bibliographie
BLANC, N., Les animaux et la ville, Odile Jacob, 2000, 232 p.
BROUGERE G., ULMANN A.-L. et all, Apprendre du quotidien, PUF, 2009, 278 p.
DIGARD, Les Français et leurs animaux : ethnologie d'un phénomène de société, Hachette, 2005 (1999), 281 p.
LESTEL, D., Les origines animales de la culture, Flammarion, 2009, 414 p.
PORCHER, J., Vivre avec les animaux : une utopie pour le XXIe siècle, La découverte, 2011, 159 p.