Le « regard coupable » chez le chienPar Julie Hecht, éthologue
www.dogspies.comLaboratoire de cognition du chien
http://www.columbia.edu/~ah2240/Lorsque l'on voit une personne contrite, debout près d'une lampe brisée, baissant la tête et détournant le regard (Keltner and Buswell, 1997), nous pouvons tirer des conclusions sur son état émotionnel sous-jacent. En effet, les humains connaissent bien le phénomène appelé « culpabilité », et nous savons que la culpabilité a des bases comportementales et émotionnelles.
Pour les humains, ces comportements et émotions ont l’importante fonction d’adoucir nos transgressions contre ceux qui nous importent. Etant des êtres sociaux, nous sommes habitués à réparer nos relations sociales endommagées. Nous tentons de rétablir ces liens en transmettant nos excuses via nos émotions et notre gestuelle.
Des démonstrations physiques plus conciliantes, ressemblant à celles produites par les enfants, contribuent au processus d’apaisement: « les postures gênées diminuent la taille physique ; les mouvements de tête vers le bas augmentent la taille apparente des yeux et du front ; de nombreuses vocalises aigues et de moues boudeuses ressemblent aux sons et aux actes physiques d’un enfant » (Keltner and Potegal, 1997, p. 310).
Mais la culpabilité n’est pas si simple. Elle est considérée comme une émotion d’évaluation liée à la conscience de soi qui oblige les personnes à accepter les standards mis en place, à accepter la régulation du comportement de chacun, et à posséder la faculté de reconnaitre un désaccord (Baumeister et al., 1995). Bien qu’il soit largement accepté que les vertébrés non humains vivent des émotions primaires (Izard, 1992), l’état de connaissance réfléchie associé aux émotions d’évaluation liées à la conscience de soi, comme la culpabilité et la honte, n’a pas encore été confirmé chez les espèces non humaines.
Et qu’en est-il pour les chiens ?
Les propriétaires de chiens font souvent des comparaisons de leur propre expérience, ils croient ainsi que certains comportements de leur chien montrent qu’ils éprouvent de la culpabilité : « je me comporte d’une façon particulière quand je me sens coupable ; mon chien se comporte de la même façon dans des circonstances semblables ; je sais intuitivement que mon comportement est incité par la culpabilité ; ainsi le comportement observé chez mon chien est aussi accompagné de sentiments de culpabilité » (Bradshaw and Casey, 2007, p. 151).
Dans leur étude, Morris et al. (2008), ont trouvé que 74% des propriétaires de chiens et 36% des propriétaires de chevaux, attribuent de la culpabilité à leurs animaux. De plus, les propriétaires de chiens pensent que leurs chiens savent, comprennent et peuvent répondre aux mots et phrases dans les situations de désobéissance (Pongrácz et al., 2001).
Leur traduction du « regard coupable » est que « l’animal évite le contact visuel, se couche et roule sur le côté ou le dos, baisse la queue qui frétille rapidement, garde les oreilles et la tête basses, s’éloigne de son maitre et se lèche les pattes » (Horowitz, 2009). Les chiens sont des animaux sociaux, les comportements de soumission active ou passive font partie intégrante de leur répertoire comportemental. Ces comportements aident à maintenir et à gérer les relations (Schenkel, 1967), que ce soient des relations avec des congénères ou avec des humains.
Dans certains contextes, les personnes interprètent ces comportements cohésifs comme indicatifs de culpabilité. Mais chez le chien, correspondent-ils à l’émotion humaine que nous appelons « culpabilité » ? Récemment, des chercheurs en éthologie ont commencé à explorer le « regard coupable » en conditions expérimentales. Ils ont examiné si ce qui est souvent décrit comme le « regard coupable » correspond à la connaissance par l’animal d’une faute commise ou à autre chose.
En 1977, Vollmer a publié une estimation de la « culpabilité » à partir de données récoltées chez une chienne appelée Nicki. Vollmer a demandé au propriétaire de Nicki de déchiqueter du papier, bêtise classique de la chienne, puis de la laisser seule avec le papier mis en lambeaux et de revenir plus tard pour enregistrer les comportements de son compagnon. Si le comportement de la chienne était motivé par la culpabilité ou la connaissance d’une bêtise, elle ne devrait pas paraitre coupable puisqu’elle n’a pas commis de faute. Mais en réalité, Nicki, affichait un comportement « coupable » alors qu’elle n’avait pas déchiqueté le papier. D’après son propriétaire, « c’était comme si la chienne avait elle-même déchirer le papier » (Vollmer, 1977). Les résultats suggèrent que le
comportement de « culpabilité » est une réponse conditionnée provoquée par la présence du maitre et que le stimulus signalé pour lequel la chienne a déjà été grondée, n’est pas provoqué pas un sentiment interne de « j’ai fait quelque chose de mal ».
Alexandra Horowitz, auteure de l’ouvrage “Inside of a Dog” (« Dans la peau d’un chien ») a également étudié le « regard coupable ». Son étude de 2009 s’est intéressée à savoir si les chiens exprimaient des comportements associés à la culpabilité lorsqu’ils avaient désobéis ou si le fait d’être réprimandé par leur propriétaire déclenchait l’expression d’un « regard coupable ». Dans cette étude, en l’absence du propriétaire, certains chiens mangeaient une récompense alimentaire alors qu’ils n’y étaient pas autorisés et d’autres non. Le propriétaire revenait dans la pièce et était parfois correctement informé de ce qu’avait fait son chien et parfois informé de manière incorrecte. Puis Il leur était demandé de disputer ou de féliciter leur chien. Les résultats, basés sur les réactions des chiens, suggèrent que ce que l’on appelle communément « le regard coupable » est une réponse à la réprimande du propriétaire et non une appréciation d’une bêtise faite ou non. De plus les chiens entraînés en obéissance montraient un « regard coupable » plus prononcé lorsqu’ils étaient disputés. Ceci peut être lié au fait que « ces chiens ont peut-être appris à montrer une soumission de manière ritualisée lorsque leur propriétaire produit certains comportements » (Horowitz, 2009).
Une étude que j’ai menée avec Ádám Miklósi et Márta Gácsi du « Family Dog Project », c’est intéressée au « regard coupable » dans le cadre d’un scénario non étudié jusqu’à présent. De nombreux propriétaires affirment que parfois le chien aura l’air coupable, avant même qu’ils ne découvrent ses méfaits (Hecht et al., 2012). Dans ce cas, les propriétaires affirment que leurs réprimandes ne sont pas à l’origine du « regard coupable », puisqu’ils ne savaient pas que le chien avait fait une bêtise et donc ne l’avaient pas éprimandé.
Pour étudier ce phénomène nous avons mis en place l’expérience suivante. Tout d’abord les propriétaires ont instauré la règle suivante : la nourriture placée sur la table est pour les humains et non pour les chiens. Puis les chiens étaient laissés seuls dans la pièce avec la nourriture. Certains chiens ont désobéi (mangé la nourriture), d’autre non. Puis le propriétaire revenait dans la pièce et nous avons analysé comment les chiens accueillaient leur propriétaire.
Nous avons pu mettre en évidence qu’il n’y avait pas de différence dans l’expression du “regard coupable” entre les chiens qui avaient désobéi ou pas en l’absence de leur propriétaire. Ce qui veut dire que notre étude ne soutient pas directement l’anecdote des propriétaires selon laquelle les chiens expriment un « regard coupable » à un propriétaire qui ne les dispute pas après avoir désobéi à une règle. De plus, nous avons trouvé une subtile augmentation des comportements d’accueils « coupable » par les chiens qui avaient désobéi, en comparaison avec ceux qu’ils produisaient avant la désobéissance. Notre étude a également mis en évidence que les propriétaires ont été incapables de déterminer si leur chien avait désobéi ou non, en se basant uniquement sur le comportement de leur chien. En résumé, notre étude a montré que peu importe s’ils ont transgressé la règle ou non, les chiens expriment un « regard coupable » lorsqu’ils accueillent leur propriétaire. Mais aussi que l’expression du « regard coupable » ne signifie pas, en soit, qu’il sait qu’il a transgressé une règle.
Mais il est important de noter qu’aucune de ces études ne s’est intéressée à savoir si le chien ressent ou pas de la culpabilité. En effet ces études se sont intéressées à savoir si ce que l’on appelle communément « le regard coupable » était exprimé dans le contexte où le chien avait fait une bêtise, comme l’affirment certains propriétaires. « Trop souvent les gens pensent que leur chien « sait » qu'il ne doit pas faire de bêtise car il les accueille à la porte, la tête et la queue basse, un air coupable, les yeux plissés et soumis » (McConnell, 2005, p. 17).
Les propriétaires ont-ils raison de penser ainsi ? Les études mentionnées plus haut suggèrent que les chiens répondent probablement à un propriétaire qui le réprimande ou à un stimulus de l’environnement pour lequel ils ont été réprimandés dans le passé. Comme les humains, les chiens sont déterminés à rétablir les liens sociaux (liens interspécifiques dans le cas de relation homme-animal) et ainsi exprimer des comportements affiliatifs liés à l’apaisement qui peuvent réduire l’agression et revenir à des interactions plus pacifiques. De manière intéressante, les comportements de « culpabilité » pourraient avoir cette fonction. Dans notre étude 59% des propriétaires affirment que l’expression de comportements de « culpabilité » chez leur chien, les conduit à moins les réprimander (Hecht et al., 2012).
Aujourd’hui la question est: Interprétons-nous les comportements du chien de leur point de vue ou du notre ?
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES :
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Hecht, J., Miklósi, Á, Gácsi, M., 2012. Behavioral assessment and owner perceptions of behaviors associated with guilt in dogs. Appl. Anim. Behav. Sci. 139, 134–142.
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Pongrácz, P., Miklósi, Á., Csányi, V., 2001. Owner’s beliefs on the ability of their pet dogs to understand human verbal communication. A case of social understanding. Curr. Psychol. Cogn. 20, 87–107.
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Vollmer, P.J., 1977. Do mischievous dogs reveal their “guilt”? Vet. Med., Small Anim. Clin. 72, 1002–1005.